« Celui qui nous touche, parle à notre cœur »
Sébastien Bohler

 

Préambule

Longtemps cantonné dans un rôle succinct de perception de textures, de douleurs et de températures, force est de constater que suite aux nombreuses études réalisées ces dernières années, le sens du toucher a gagné en polyvalence et notoriété. Actuellement on ne peut plus douter du fait que notre peau, organe de l’émotion, du toucher et le plus étendu du corps humain, contenant des milliers de récepteurs sensoriels interconnectés au système nerveux central, a un rôle autrement fondamental. Et ceci, entre autres, dans la diminution du stress et de la douleur, dans le renforcement du système immunitaire, dans la guérison de maladies… Sans la moindre prétention d’exhaustivité – surtout dans un espace aussi restreint – nous allons tenter, par ces quelques lignes, de vous en présenter l’essentiel afin de partager avec vous notre respect admiratif pour cet organe extraordinaire, hautement complexe, plurivalent et qui est encore loin de nous avoir délivré tous ses secrets.

 

Une brève histoire du toucher thérapeutique

Le toucher, ou imposition des mains, dans un but thérapeutique a une très longue histoire derrière lui. Le célèbre Papyrus d’Ebers, daté du XVIe siècle avant notre Ère et l’un des plus anciens traités médicaux qui soit arrivé jusqu’à nous, témoigne déjà de la guérison par le toucher. Aussi, dans la Grèce antique, Hippocrate considéré comme le plus grand médecin de l’Antiquité (v. 460 – v. 377 av. J.-C.) écrit dans son « Traité sur les articulations » :

« L’art de la thérapeutique manuelle est ancien. Je tiens en haute estime ceux qui, génération après génération, me succéderaient et dont tous les travaux contribueront au développement de l’art naturel de guérir. »

Cette thérapeutique par le toucher non seulement subsistait dans l’Antiquité, mais y était fortement appréciée, comme peut aussi en témoigner cet écrit de l’athénien Solon, homme politique et poète (v. 640 – v. 558 av. J.-C.) dans son « Élégie sur la justice » :

« Certains pratiquent l’art du dieu riche en remèdes,
Les médecins, sans maîtriser le résultat.
D’une moindre douleur naît souvent un grand mal,
Sans qu’aucun puisse l’apaiser par des calmants.
Un autre voit quelqu’un qui souffre affreusement :
Il le touche des mains et le remet sur pied. »

Cette médecine « tactophile » s’est perpétuée durant les siècles sous différents noms et différents concepts. Ainsi, les rebouteux, les guérisseurs et autres magnétiseurs ou énergéticiens ont précédé ou succédé, par exemple, aux récits sur les impositions guérisseuses des mains du Christ et de certains de ses disciples ou le toucher royal (au Moyen Âge, les rois de France et d’Angleterre guérissaient, par l’apposition des mains, les écrouelles ou adénopathies cervicales tuberculeuses chroniques, qui provoquaient d’horribles fistules purulentes au niveau du cou).

Plus près de nous, le médecin américain Andrew Taylor Still (1828 – 1917), fondateur du concept de l’ostéopathie, eut l’occasion d’expérimenter son toucher thérapeutique dès 1874, ce qui l’incita à rompre définitivement avec la médecine américaine de son temps. Un jour, dans une rue de Macon (Missouri), il aperçut une mère portant son enfant dysentérique âgé d’environ quatre ans et dont les jambes étaient maculées de sang. Il constata que sa région lombaire était brûlante alors que l’abdomen était froid. Le docteur Still se mit à exercer des pressions et à le masser pendant plusieurs minutes. Quand il eut fini, il demanda à la mère de revenir lui donner des nouvelles de l’enfant. Le lendemain, celui-ci allait beaucoup mieux.

La guérison par le toucher a ainsi survécu depuis la nuit des temps et sous différents modèles traversant, parfois dans le secret, même les siècles les plus « tactophobes », en se transmettant de père en fils ou de maître à élève, en se perfectionnant et en se matérialisant aujourd’hui, non exclusivement mais surtout, dans le savoir-faire et les mains des ostéopathes.

 

Anatomophysiologie du toucher

Le toucher est le premier des cinq sens à se développer chez le fœtus humain. La peau, organe essentiel pour notre survie et notre développement, est aussi notre premier organe social, qui contient des milliers de terminaisons nerveuses spécialisées aussi bien dans la transmission des affects négatifs que positifs. Ainsi, une fois activées par un toucher sensible, les fibres du toucher dissipent les états de solitude, atténuent la douleur, chassent le stress et la peur.

Cette sensibilité de la peau appelée sensibilité somatique est formée par une myriade de récepteurs sensitifs connectés au cerveau par autant de différentes fibres nerveuses. De ce complexe sensitif il en ressort que chaque sensation est assurée par un type donné de récepteur. En d’autres termes, il existe des récepteurs distincts pour le chaud, le froid, le toucher léger, le toucher profond, le positionnement de notre corps, notre mouvement ou la douleur. Parmi ces divers récepteurs, on peut citer les corpuscules de Meissner, de Merkel, de Pacini, de Ruffini et certaines terminaisons nerveuses libres.

Lorsque nous sommes touchés, les cellules sensitives de la partie du corps impliquée envoient des messages neurologiques à une certaine partie du cortex cérébral par leurs fibres nerveuses afférentes. Celles-ci, après leur entrée dans le système nerveux central vont faire synapse (vont s’unir) avec des neurones des voies ascendantes, puis vont gagner dans le cerveau essentiellement le cortex somatosensoriel via le tronc cérébral et le thalamus.

Ce fonctionnement « mécaniste », s’il explique remarquablement le pouvoir discriminatif du toucher (capacité à distinguer les textures et les températures), est loin de nous renseigner sur son pouvoir guérisseur, antalgique ou anxiolytique que l’on apprécie quotidiennement, par exemple, dans le toucher ostéopathique. C’est ainsi que les neuroscientifiques commençant à s’intéresser au toucher affectif, thérapeutique et émotionnel ont découvert un nouveau type de cellules nerveuses qu’ils ont nommé « fibres C-tactiles » (CT), repérées particulièrement dans les parties pileuses de notre peau comme le dos et les avant-bras. Étudiées par microneurographie (méthode de mesure qui permet d’enregistrer l’activité électrique d’une seule fibre nerveuse), ces fibres CT ont dévoilé une partie de leur secret. On a pu constater ainsi que ces mécanorécepteurs ne répondent qu’au toucher délicat, qu’ils réagissent avec une intensité décuplée quand la main traitante se déplace à la vitesse approximative de 5 centimètres par seconde et, fait encore plus remarquable, qu’ils vont activer, non pas les zones corticales somatosensorielles comme les autres fibres du toucher, mais le cortex insulaire (ou insula), zone connectée au système limbique. Celui-ci, appelé parfois cerveau limbique, joue un rôle extrêmement important dans le comportement et est impliqué dans le contrôle des émotions comme l’agressivité, la peur, le plaisir ainsi que dans la formation de la mémoire.

Le lien entre le toucher et la production d’ocytocine, une hormone bien connue pour son rôle dans le plaisir, la sociabilité et la diminution du stress, apporte un nouvel éclairage sur les mécanismes par lesquels les sensations tactiles peuvent induire un effet bénéfique sur l’humeur et la physiologie. En particulier, il a été démontré que l’ocytocine produit un effet antalgique en diminuant la sensibilité à la douleur. Avec ces nouvelles découvertes, les neuroscientifiques commencent à nous ouvrir les portes de la compréhension des effets « miraculeux », aux niveaux physique et psychique, que nous constatons quotidiennement à travers notre toucher ostéopathique.

 

Philosophie du toucher ostéopathique

Les enveloppes charnelles nous parlent en silence de leurs maux et de leurs états, nécessitant ainsi des mains bien entraînées pour se faire comprendre et se faire soigner. La force thérapeutique du toucher ostéopathique vient de ce fait de l’« écoute » fine des tissus – c’est-à-dire de la sensibilité à percevoir les nombreuses expressions tissulaires – et de leur interprétation grâce à la synthèse des connaissances anatomophysiologiques. Sans omettre, et ce sont là deux points fondamentaux : l’importance du degré d’implication dans le toucher thérapeutique et de son intentionnalité de guérir.

Notre toucher ostéopathique doit en conséquence son efficacité au long et minutieux apprentissage de la palpation sémiotique, à la formation aux nombreuses techniques manuelles thérapeutiques et, afin d’interpréter les signes qu’il perçoit du corps traité, à l’étude appliquée de l’anatomie et de la physiologie. Science et conscience forment donc les mains de l’ostéopathe. De ce fait, de la même manière que le sens de l’ouïe d’un musicien professionnel entend et interprète des nuances de sons inaudibles pour un non musicien, le sens du toucher de l’ostéopathe, fortement développé par des milliers d’heures de toucher fin, attentif et consciencieux, sent et interprète la symphonie des signes corporels imperceptibles pour les « non initiés ».

Le toucher éduqué de l’ostéopathe va bien au-delà de la simple interaction physique et unidirectionnelle avec le patient, car il raisonne et résonne avec les tissus impliqués. Selon Didier Austry et Ève Berger, « l’expérience de toucher est une expérience de l’humain : le toucher est un toucher de l’autre, la rencontre avec une personne, mais aussi la rencontre avec l’humain, l’humain de soi et l’humain de l’autre ». Sans cesse dialogue interactif entre le touché et le touchant, il est toucher thérapeutique, toucher à géométrie variable qui, par un feedback persistant et pertinent, ajuste constamment son geste dans sa pression, sa profondeur, sa vitesse, sa fermeté ou sa suavité, à la réaction ou à la demande expresse des tissus du patient. C’est, en conséquence, un toucher en relation étroite avec le malade plutôt qu’avec la maladie. Il est ainsi investigateur, empathique et soignant holistique, car il implique la personne dans sa globalité physique et psychique. Il est, pour finir, compassionnel et efficace.

 

Conclusion

Dans notre monde occidental, la puissante médecine académique est de plus en plus numérique, technique et statistique. À tel point que de plus en plus de médecins alertent qu’elle serait devenue pratiquement inapte à se servir des sens pour soigner. En conséquence, le toucher compassionnel, sémiologique, diagnostique et thérapeutique de l’ostéopathe vient à point nommé en complémentation idéale à cette médecine efficace mais par trop mécaniste, afin de combler ce manque relationnel, cette progressive déshumanisation des soins.

Les mains du soignant ne pouvant comprendre que ce qu’elles auront appris à reconnaître et ne pouvant soigner que par les techniques qui leur auront été enseignées, tous les futurs ostéopathes passent par un long apprentissage du toucher, du ressenti, de l’anatomie, de la physiologie, de la pathologie… Mais, malgré toutes ces connaissances biomédicales acquises et assimilées, pour être vraiment efficace dans sa quête contre la souffrance de son patient, tant physique que psychique, il devra continuellement se laisser complémenter par son instinct, sa sensibilité, la résonnance qu’il aura avec son patient. Se rappeler, somme toute, de la mise en garde de cet humaniste du XVIe siècle, François Rabelais, qui indirectement chuchotait déjà à nos mains : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

 

Francisco Donoso
Directeur